“Tu nous lis ?”, s'enquit Zadig tous les soirs après le dîner. Chez nous, cette formule bancale, entrée subrepticement dans le jargon familial, est l'invitation au rituel de la lecture du soir. Zadig a beau avoir onze ans, et Maxime huit, nous avons maintenu l'histoire à voix haute avant le coucher bien au-delà de leur alphabétisation. On ne s'est pas vraiment concertés, cela s'est fait dans la continuité : des albums, on est passés aux BD puis aux romans. Et on continue volontiers d'alterner entre les trois genres.
Les romans, ceci dit, j'en ai fait mon affaire. Fifi Brindacier, Heidi, Charlie et la chocolaterie, Les Penderwick, La guerre des boutons, Notre-Dame de Paris... J'essaie de passer d'un classique à une oeuvre contemporaine, de tanguer entre anglais et français. Récemment, j'ai commencé à naviguer intentionnellement vers des récits d'enfance lointaine. Le but est d'éveiller la conscience de mes enfants à une réalité autre que la leur. Ne plus simplement leur proposer un miroir réconfortant de leur identité et de leur culture, mais de leur offrir un horizon sur d'autres vécus pour mettre en évidence les contours de notre ancrage occidental, voire peut-être de questionner ses normes et leurs attentes.
Ainsi la série Omakayas de Louise Erdrich nous a initiés non seulement à la culture ancestrale des Amérindiens de la région des Grands Lacs, mais elle nous a aussi confrontés à leur expérience de la colonisation, la série se déroulant à partir des années 1840. Cette thématique m'est chère. La colonisation vue par les colonisés, c'est un impensé de mon enfance en France. Au cours de mes études, l'expansion coloniale était encore justifiée dans les textes scolaires par les visées capitalistes “honorables” puisque non remises en cause et le discours civilisateur grandiloquent dont la République aime se parer. Et pourtant... Il y en a des choses à redire sur ce discours.
C'est par petites touches que j'aborde ce sujet avec mes enfants. Les occasions sont nombreuses puisqu'ils ont grandi entre la Nouvelle-Zélande et le Canada, deux anciennes colonies britanniques où les plaies sont encore vives.
La littérature, c'est un moyen détourné d'aborder des questions brûlantes, d'affronter la douleur d'autrui tout en se protégeant. Ce n'est qu'assez récemment que j'ai rencontré la pédagogie de Charlotte Mason, une pédagogue anglaise du XIXe siècle, pour qui la lecture de “livres vivants” était un des piliers d'une solide éducation. Par “living books”, elle désignait des écrits passionants et passionés, à la langue ciselée, capable d'enthousiasmer un jeune lecteur, par opposition aux manuels scolaires secs et simplistes.
J'avoue ne pas avoir lu Charlotte Mason dans le texte mais des interprétations modernes de son approche. J'ai tout de suite adhéré à ce point de vue. Le potentiel d'un bon récit est riche. Histoire, psychologie, justice, sociologie, géographie, moeurs... Les thèmes abordés en litérature sont inépuisables. Je choisis désormais les livres que nous lisons le soir avec cet éclairage en tête et je m'arrête volontiers dans ma lecture pour m'interroger à voix haute sur le fil de l'histoire, et questionner l'avis de mes enfants sur telle ou telle péripétie.
Voilà l'aspiration : ouvrir le coeur et l'esprit de mes enfants tout en savourant une bonne histoire.